Le sculpteur

Dans le silence de son atelier, Raymond n'est jamais seul. Il parle avec les sculptures qu'il fait émerger de la pierre et du bois, et les appelle par leur prénom. Un dialogue qui reste intime : "On a besoin de solitude pour se dire des choses."

— Réalisation : Adèle Cailleteau, Julia Mourri | Montage : Christophe Bleuse

Publié le :
12/5/2022

Sa voix fait penser à celle d’un Dumbledore ou Gandalf à l’accent alsacien. "J'ai beaucoup dialogué avec Bruno", nous dit-il mystérieusement. Les personnages qu'il fait sortir de la pierre ou du bois, Raymond Keller, sculpteur de 90 ans, les appelle par leur prénom. "Mais ce n'est pas avec la statue, ni avec le saint, que je parlais. C'est avec le bonhomme qui, à 54 ans, s'est retiré du tumulte du monde, dans un désert, dans le silence."


Une fois arrivés dans son atelier aux mille statues et ornements religieux, Raymond nous montre ces gestes tant de fois répétés. Marteau dans la main droite, maillet dans la main gauche et atèle au poignet, il est en train de représenter les petites sœurs de saint François. Assis sur son tabouret près de la fenêtre, l’homme à la barbe blanche fait virevolter des éclats de pierre autour de lui. En quinze minutes, un visage surgit de la pierre. A cause de notre présence, il n’y a pas d’échange intime avec sa sculpture : "On a besoin de solitude pour se dire des choses."

Une passion née dans les églises


Comme Raymond a fait une chute dans les escaliers quelques semaines auparavant, il ne peut pas sculpter le bois – cela solliciterait trop son poignet gauche. Sur pierre, il a pu recommencer à sculpter quelques jours après sa chute. Heureusement, parce que Raymond vit pour la sculpture. Sa passion est évidente. Elle lui est venue quand il avait 11 ans, devant la statue d’un saint dans l’église de son village. Il a le soutien de sa famille et suit une formation de cinq ans aux Arts Décoratifs de Strasbourg, devient employé puis monte son affaire. Au début, sa femme et lui dorment dans l'atelier. Raymond travaille d'arrache-pied – Marie-Madeleine avait l'habitude de le voir à l’œuvre dès 5 heures du matin. Puis le couple se fait construire une maison en face de l'atelier.

Raymond a fait des sculptures religieuses sa spécialité. Pour la facilité des commandes – les églises alsaciennes n’ont pas échappé aux bombardements pendant la guerre – et parce qu’il se trouvait "à l’aise avec ces saints et ces saintes". Entre-temps, le métier a évolué. "Ce que je fais là pourrait être fait par une machine, sans avoir besoin de quelqu’un qui sache sculpter", nous explique-t-il. "Le travail manuel disparaît et souvent, ceux qui utilisent des machines n’en tirent pas le profit qu’ils pourraient. Même avec une machine, on peut donner le petit coup qui fait vivre une surface." Il met aussi en cause les absurdités de la mondialisation, qui conduit à aller chercher des granites en Chine, "alors qu’on a des granites en France qui sont magnifiques. Mais il est moins cher là-bas, ça me rend fou".


Cette évolution du métier signe aussi sa quasi-disparition. L’Oeuvre Notre-Dame, fondation chargée de la restauration de la cathédrale de Strasbourg, comptait 40 sculpteurs sur pierre avant-guerre. Ils ne sont plus que trois aujourd’hui. La formation au métier reçue par Raymond juste après la Seconde Guerre mondiale n’existe plus, ni aucune autre depuis les années 1980. De quoi mettre en péril la restauration d’édifices comme la cathédrale alsacienne.

Peu avant sa retraite, Raymond a passé le flambeau à l'un de ses quatre fils. Dès 7 heures, Raymond, devenu employé modèle après avoir été l'employeur, attendait alors de pied ferme à l'atelier les ordres du patron – son fils aîné, qui approche à son tour de la retraite.

Texte : Adèle Cailleteau, Photos : Adèle Cailleteau, Julia Mourri

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